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2 juillet 2013 2 02 /07 /juillet /2013 12:09

Bergotte, qui avait ce matin-là éprouvé comme un vertige de mauvais augure, décida d'aller très tôt à la Pinacothèque de Paris voir un tableau de Ruysdael dont le ciel lui avait paru d'une telle pureté que s'il fallait quitter ce monde, il lui semblait qu'emporter avec lui ce morceau de ciel était une sorte de consolation de toutes les douleurs humaines – au reste,  dans le monde où il vivait, elles étaient devenues si nombreuses qu'elle paraissaient occuper l'espace de toute vision de Paris, dès qu'il sortait un instant, comme si un peintre eût accentué d'un large coup de brosse grisé, mauve et acide, l'atmosphère de la ville et les nuages pesant sur les longues avenues traversées par un crachin très froid,  burinant de ses traits obliques le paysage– mais à la vérité, il doutait que la vie d'un autre monde n'en contienne pas de semblables, les peines vivantes et les autres s'équilibrant dans les deux plateaux d'une même balance. Il se sentait faible, bien plus qu'à l'accoutumée, et n'avait pas réservé son ticket d'entrée par les moyens électroniques, ce qui lui laissait présager le pire. Cependant, il partit presque à l'aube de ce jour-là, choisissant, malgré sa faiblesse, d'y aller à pied, en convalescent qui défie sa dernière heure parce qu'il l'a sentie s'approcher, et qu'il la reconnaît comme celle du combat ultime, se répétant sans cesse que la vue du ciel de Ruysdael, anticipant un état surnaturel situé au-delà du bonheur, comportait un nuage rosé. Mais était-ce bien certain? De rue en rue, cette idée devint obsédante, à tel point que s'il tournait ses regards vers le fleuve, distinguant au loin certains ponts, ou vers des jardins où il avait joué enfant et qui tous lui faisaient des confidences d'aperçus figés, des petits cadres de jadis tendant à son intention une prière bienveillante qui était pour lui la bonne parole inutile que les mourants reçoivent sans pouvoir y répondre ou même sourire, et il se disait: un petit nuage rosé, un petit nuage rosé, paroles psalmodiées qu'un peintre se répète parce qu'il lui faut par ce détail achever sa toile, et qu'il lui faut aussi accomplir cet effort avant son dernier soupir. Il arriva enfin derrière ce temple qu'on appelle Madeleine (c'est involontaire! n.d.a), et s'associa à la foule déjà compacte qui attendait à la porte de la galerie exposant les peintres hollandais. La pluie fine redoubla, perçant son manteau d'hiver, tandis que semblables à ce qu'ils sont devenus, des visiteurs portant sur le visage l'air supérieur que donne un privilège de naissance – qui n'était justement que la précaution d'avoir acheté un ticket par les moyens électroniques et de pouvoir ainsi couper la file des  réprouvés chétifs qui patientaient sous le crachin mordant qui gelait leurs membres  – passaient devant cet homme insignifiant qui n'aspirait qu'à revivre une fois, une fois encore, mais qu'un détail d'une toile de Ruysdael tenait debout, et l'inquiétait, résonnant à tout rompre dans sa tête tel un tocsin: petit nuage rosé, petit nuage rosé.  L'avantage des tickets électroniques en était vraiment un, car Bergotte, tout entier enveloppé dans son sujet, dut attendre longtemps et tenir tête à un hiver de froidure purement hollandaise, tout en recevant malgré lui, depuis que la culture est un parcours obligé des touristes qui s'y rendent dévotement en toute région du monde – comme à une sorte de Compostelle des beaux-arts où la nécessité de croire à la beauté fait obligation de parler des dernières dents de petits enfants ou de leurs mauvaises notes devant un Rembrandt, face à un Goya ou à un Delacroix, ce qui n'est pas si incommode pour les tableaux (ils en ont entendu d'autres) mais peut embarrasser l'amateur hanté par l'idée qu'on puisse seulement en voir un, très rare, arrivé pour l'occasion à Paris – et qui s'engouffraient sous le porche de l'entrée. Mais enfin ce fut son tour, et, s'étant acquitté de la somme à donner à la jeune vendeuse, il garda son manteau humide, et se dirigea vers les couloirs sombres et rouges, pareils à  quelque mise en scène anticipée du Styx où des voix de visiteurs, c'était là le vrai enfer  de nos temps sans outre-tombe, clamaient leur admiration avec des phrases convenues de dissertation et des « je ne savais pas qu'il était né si tôt », adressant aux artistes des remarques somme toute aimables, inutiles et fades réponses aux mystérieuses questions traversant le temps et que dissimulent les oeuvres d'art. Puis ce fut l'instant sacré: la vue légèrement surplombante d'une campagne dessinée dans un halo de douceur, avec au centre un petit village délicieux comme un jouet, et la clarté miraculeuse du jour tombant en éclaircie en  autant de parcelles de jour diamentées et fines, et surtout le ciel. Un ciel qui ne comportait pas le petit pan rosé, mais curieusement se tenait là comme une promesse de bonheur infini, capable d'attirer dans sa douceur duveteuse une sorte d'idée rosée et douce, contenant déjà l'annonce d'une fin d'après-midi teintée d'une rougeur de visage effleuré... mais Bergotte, quoique rassuré et heureux, chancela cette fois-ci atrocement et crut tomber de tout son long. Des visiteurs accourus à lui le reconnurent: « Mais, c'est Bergotte...mais enfin! il devrait être devant la vue de Delft, n'est-ce pas? ...tu te souviens bien, enfin! Sans aucun doute,  Proust dit que c'est la vue de Delft, je ne comprends pas! » Et bercé par ces douces paroles, certain que nul n'oublierait jamais qu'on pouvait être emporté par la vue d'un tableau depuis que son personnage existait de sa vie propre, Bergotte fut transporté au ciel en apothéose – non devant la vue de Delft ni une oeuvre de Vermeer (comme il est dit dans l'Ecriture du Temps Perdu), parce que ce jour-là il y avait bien trop d'admirateurs proustiens extasiés.

 

 

(par l'amateur des lacs italiens et autres magies  stendhaliennes qui prépare un opus sur le choix Cimarosa/Mozart que le grand homme a déclaré aimer selon l'humeur -- voir Cimarosa sur la toile - eric levergeois -- elevergois.com -- to the very few happy few)

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